Comment savez‑vous que les noirs viennent de jouer ?
– Ça saute aux yeux. Il suffit d'observer la disposition des pièces. Ou les
joueurs – Munoz montra Fernand d'Ostenbourg. Celui de gauche, celui
qui joue avec les noirs et qui regarde le peintre, ou qui nous regarde nous,
est plus détendu. Il est même distrait, comme s'il s'intéressait plus aux
spectateurs qu'à l'échiquier… L'autre – il montrait Roger d'Arras –, en
revanche, étudie le coup que vient de jouer son adversaire. Vous voyez
comme il est concentré ? – Il retourna à son croquis. – De plus, il y a
une autre façon de le savoir ; en fait, c'est celle que nous allons utiliser.
L'analyse rétrospective.
– Pardon ?
– L'analyse rétrospective. En partant d'une position déterminée sur l'échiquier,
on reconstitue la partie en jouant en arrière pour voir comment les
joueurs sont arrivés à cette situation... Une partie d'échecs à rebours, si
vous voyez ce que je veux dire. On procède par induction, en partant des
résultats pour remonter aux causes.
– Comme Sherlock Holmes, commenta César, visiblement intéressé.
– Un peu.
Julia s'était retournée vers Munoz et le regardait avec des yeux incrédules.
Jusque‑là, les échecs n'avaient été pour elle qu'un jeu aux règles un peu
plus compliquées que celles des dominos, un jeu qui demandait seulement
plus de concentration et d'intelligence. C'est pour cela que l'attitude de
Munoz en face de Van Huys l'impressionnait tant. Il était évident que cet
espace pictural en trois plans – miroir, salle, fenêtre – où prenait place
le moment représenté par Pieter Van Huys, espace dans lequel elle s'était
sentie prise de vertige à cause de l'effet optique créé par le talent de l'artiste,
que cet espace était pour Munoz – lui qui, un instant plus tôt, ignorait
presque tout du tableau et de la plupart de ses connotations inquiétantes
– un espace familier, en marge du temps et des personnages. Un espace
dans lequel il semblait se trouver à l'aise comme si, faisant abstraction de
tout le reste, le joueur d'échecs eût été capable d'assimiler sur‑le‑champ
la position des pièces, de s'intégrer au jeu avec un naturel renversant. [...]
– Vous voulez dire qu'il est possible de jouer en arrière, de remonter
jusqu'au début de la partie représentée sur le tableau ?
Munoz fit un de ses gestes qui n'engageaient à rien.
– Jusqu'au début, je ne sais pas... Mais je pense que nous pourrons reconstituer
quelques coups – il regarda le tableau, comme s'il venait de le voir
sous un jour nouveau, puis il s'adressa à César. Je suppose que c'est exactement
ce que voulait le peintre.