« Maintenant, viens t'asseoir ici », me dit alors Novecento.
Je ne comprenais pas ce qu'il voulait faire, vraiment, je n'y comprenais
rien. J'étais là, à tenir ce piano qui commençait à glisser comme un énorme
savon noir… C'était une situation de merde, je vous jure, dans la tempête
jusqu'au cou et avec ce dingue, en plus, assis sur son tabouret –
autre fichu
savon – et ses mains, immobiles, sur le clavier.
« Si tu ne t'assieds pas maintenant, tu ne t'assiéras jamai », dit le dingue
en souriant. […] « Okay. Tant qu'à être dans la merde autant sauter à pieds
joints, non ? Qu'est‑ce qu'on en a à foutre, je m'y assois, okay, sur ton
connard de tabouret, ça y est, j'y suis, et maintenant ?
– Et maintenant, n'aie pas peur. »
Et il commença à jouer. […]
À présent, personne n'est obligé de le croire, je n'y croirais pas moi‑même
si on me le racontait, mais la vérité vraie, c'est que ce piano commença
à glisser, sur le parquet de la salle de bal, et nous derrière lui, avec Novecento
qui jouait, sans détacher son regard des touches, il avait l'air ailleurs,
et le piano suivait les vagues, il s'en allait d'un côté, revenait de l'autre,
puis tournait sur lui‑même, et filait droit sur les baies vitrées, puis, à un
cheveu de la vitre, il s'arrêtait et commençait à glisser doucement dans
un autre sens, je veux dire, c'était comme si l'Océan le berçait, et nous
avec, moi j'y comprenais rien, et Novecento, lui, il jouait, il continuait à
jouer, et c'est clair que ce piano, il se contentait pas de jouer dessus mais
il le conduisait, vous comprenez ?, avec les touches, avec les notes, je ne
sais pas avec quoi, il le conduisait où il voulait, ce piano, c'était absurde,
mais n'empêche. Et pendant qu'on voltigeait entre les tables, en frôlant
les lampadaires et les fauteuils, j'ai compris, à ce moment‑là, que ce qu'on
faisait, ce qu'on était en train de faire, c'était danser avec l'Océan, nous
et lui, des danseurs fous, et parfaits, emportés dans une valse lente, sur le
parquet doré de la nuit. Oh yes.