Trois ans auparavant, mon travail avait été le même, et j'avais créé un
démon dont la cruauté sans égale m'avait dévasté le cœur, l'emplissant à
tout jamais du plus amer des remords. À présent, j'étais sur le point de
fabriquer une autre créature, dont je méconnaissais tout autant les autres
dispositions ; elle deviendrait peut‑être dix mille fois plus mauvaise que son compagnon, assassinant et répandant le malheur pour le plaisir. Il avait juré de quitter le voisinage des hommes et de se cacher en des régions désertes ; elle, en revanche, n'avait rien juré et comme, selon toute probabilité, elle était appelée à devenir un animal capable de penser et de raisonner, elle refuserait peut‑être de donner son assentiment à un pacte conclu avant qu'elle n'eût été créée. Il se pourrait même qu'ils se haïssent ; celui qui existait déjà exécrait1 sa laideur – ne se pourrait‑il point qu'il en vînt à l'abhorrer2 davantage
encore lorsqu'il la verrait devant lui, sous les traits d'une femelle ? Elle aussi, de dégoût, se détournerait peut‑être de lui, au bénéfice de la beauté supérieure de l'homme ; peut-être le quitterait‑elle et lui, à nouveau seul, s'exaspérerait de cette nouvelle provocation : être abandonné par quelqu'un de sa propre espèce.
Quand bien même ils quitteraient l'Europe pour habiter les régions isolées
du Nouveau Monde, l'un des premiers effets de ces élans de sympathie que le
démon désirait éprouver serait la naissance d'enfants ; une race de créatures diaboliques se propagerait sur terre, qui réduirait peut‑être la vie de l'espèce humaine à un état de précarité et de terreur. Avais‑je le droit d'infliger à des fins personnelles cette malédiction à toutes les générations à venir ? J'avais auparavant été ému par les sophismes3 de l'être que j'avais créé. J'avais été réduit à quia4 par ses menaces démoniaques. Mais désormais, et pour la première fois, la perversité de ma promesse me sautait aux yeux. Je frémis à la pensée que ceux qui vivraient dans les siècles futurs pourraient me maudire comme leur fléau, moi qui, dans mon égoïsme, n'avait pas hésité à acheter ma propre tranquillité au prix – peut-être – de la race humaine tout entière.