LAHONTAN – Vraiment tu fais là de beaux contes et de belles distinctions ! Est‑ce que tu n'as pas l'esprit de concevoir depuis 20 ans, que ce
qui s'appelle raison, parmi les Hurons1, est aussi raison parmi les Français ? Il est bien sûr que tout le Monde n'observe pas ces Lois, car si on
les observait, nous n'aurions que faire de châtier personne ; alors ces Juges que tu as vus à Paris et à Québec, seraient obligés de chercher à vivre par d'autres voies. Mais comme le bien de la société consiste dans la justice et dans l'observance de ces Lois, il faut châtier les méchants et récompenser
les bons ; sans cela tout le Monde s'égorgerait, on se pillerait, on se diffamerait, en un mot, nous serions les gens du Monde les plus malheureux.
ADARIO – Vous l'êtes assez déjà, je ne conçois pas que vous puissiez l'être
davantage. Ô quel genre d'hommes sont les Européens ! Ô quelle sorte de
créatures ! Qui font le bien par force ; et n'évitent à faire le mal que par
la crainte des châtiments ? Si je te demandais ce que c'est qu'un homme,
tu me répondrais que c'est un Français, et moi je te prouverai que c'est
plutôt un castor. Car un homme n'est pas homme à cause qu'il est planté
droit sur ses deux pieds, qu'il sait lire et écrire, et qu'il a mille autres
industries. J'appelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le
bien et qui ne songe jamais à faire du mal. Tu vois bien que nous n'avons
point de Juges ; pourquoi ? Parce que nous n'avons point de querelles ni de
procès. Mais pourquoi n'avons nous pas de procès ? C'est parce que nous
ne voulons point recevoir ni connaître l'argent. Pourquoi est‑ce que nous
ne voulons pas admettre cet argent ? C'est parce que nous ne voulons pas
de lois, et que depuis que le monde est monde nos pères ont vécu sans
cela. Au reste, il est faux, comme je l'ai déjà dit, que le mot de Lois
signifie parmi nous les choses justes et raisonnables, puisque les riches
s'en moquent et qu'il n'y a que les malheureux qui les suivent.