Maryam a six ans lorsqu'elle fuit l'Iran avec sa mère pour rejoindre son père exilé en France. La petite fille raconte comment elle se bat entre héritage culturel et intégration dans son nouveau pays.
– Je triomphe. Je suis la langue des Lumières et de Molière.
– Je suis la langue de tes premières années.
– Ne l'écoute pas. Cette langue est celle du passé qui n'est plus.
– Souviens‑toi de ton terreau.
– Apprends‑moi et oublie le reste.
– Le persan est l'archet qui fait vibrer ton corps.
– C'est la langue de l'exil, de l'arrachement, du traumatisme.
– Je suis peut‑être une vieille femme boitante que la vie a rejetée, le bruit de ma canne et de ma jambe lourde que je traîne est insupportable mais ce bruit te poursuivra toute ta vie si tu ne me prends pas la main.
– Oublie cette vieille folle bégayante et laisse‑la balbutier son charabia. Je t'offrirai un monde d'intégration, de reconnaissance, de réussite.
– Je t'offrirai la réconciliation et l'apaisement.
– C'est faux ! Elle t'empêchera d'avancer.
– Je suis le pont entre tes deux patries.
– Elle sent la mort.
– Si tu m'oublies, tu t'oublieras.
– Foutaise ! Ton salut est dans le français.
– Tu aimes dessiner, non ? Parcours du bout de ton crayon mes lettres de l'alphabet : c'est comme dessiner.
– Tu aimes lire, non ? Laisse de côté ces arabesques puériles et suis‑moi, je te ferai traverser mes océans littéraires.
– Je me tairai mais je te poursuivrai en silence.
– Sois du côté des vainqueurs. Sors de ces histoires de fantômes.
– Je ne suis pas la langue de ta mère, je suis ta mère dans la langue.
– Écoute-moi ça : ça ne veut rien dire. Je te l'ai dit, ce n'est que du charabia.
– Tu reviendras vers moi, vers mes lettres ondulantes, vers ma musique douce et plaintive, vers ma poésie aussi.
– Pour qui se prend‑elle ? Tu ne reviendras nulle part. Tu avanceras droit devant.
– Tu reviendras, je le sais. Je te laisse pour l'instant dans ta conquête flamboyante du français.
Alors le français enveloppe la petite fille de son manteau royal de lys et d'élite. Ils marchent
ensemble vers un grand édifice de liberté, d'égalité et de fraternité. Des bouts de papier dansent
au‑dessus de leur tête : bulletins scolaires élogieux, félicitations méritées, poèmes applaudis tourbillonnent
joyeusement et accompagnent leurs pas.
Le persan, assis un peu à l'écart sur un banc, les regarde s'éloigner. Vieille femme pensive, encerclée d'une épaisse solitude, balayant du bout de sa canne quelques feuilles et déchets et les vieux rêves du passé.