Mon père en était là, lorsque le docteur Bissei entra : c'était l'ami et le médecin de la maison. Il s'informa de la santé de mon père, lui tâta le pouls, ajouta, retrancha à son régime, prit une chaise et se mit à causer avec nous.
Mon père lui demanda des nouvelles de quelques-uns de ses malades,
entre autres, d'un vieux fripon d'intendant d'un M. de la Mésangère,
ancien maire de notre ville. Cet intendant avait mis le désordre et le feu
dans les affaires de son maître, avait fait de faux emprunts sous son nom,
avait égaré des titres, s'était approprié des fonds, avait commis une infinité
de friponneries dont la plupart étaient avérées et il était à la veille de subir une peine infamante1, sinon capitale. Cette affaire occupait alors toute la province. Le docteur lui dit que cet homme était fort mal, mais qu'il ne
désespérait pas de le tirer d'affaire.
MON PÈRE – C'est un très mauvais service à lui rendre.
MOI – Et une très mauvaise action à faire.
LE DOCTEUR BISSEI – Une mauvaise action ! Et la raison, s'il vous plaît ?
MOI – C'est qu'il y a tant de méchants dans ce monde, qu'il n'y faut pas
retenir ceux à qui il prend envie d'en sortir.
LE DOCTEUR BISSEI – Mon affaire est de le guérir, et non de le juger ;
je le guérirai, parce que c'est mon métier ; ensuite le magistrat le fera
pendre, parce que c'est le sien.
MOI – Mais il y a une fonction commune à tout bon citoyen, à vous, à
moi, c'est de travailler de toute notre force à l'avantage de la république ; et il me semble que ce n'en est pas un pour elle que le salut d'un malfaiteur, dont incessamment les lois le délivreront.
LE DOCTEUR BISSEI – Et à qui appartient‑il de le déclarer malfaiteur ?
Est-ce à moi ?
MOI – Non, à ses actions.