J'ai attendu une dizaine de minutes la livraison de l'ouvrage qui, au vu de son épaisseur, ne pouvait être celui que lisait mon voisin. Après l'avoir ouvert avec fébrilité, j'ai commencé à lire le préambule.
Ce que l'on a, un jour, appelé fiction n'existe plus et nul ne peut aujourd'hui nier les effets subversifs de cette catégorie d'écrits trop longtemps portée aux nues. En donnant de la réalité des représentations illusoires, en la distordant pour prétendument révéler son sens caché ou en abusant de cette manie qu'est l'invention d'histoires, les écrivains de fiction ont communiqué leurs frustrations à leurs semblables ; ils ont créé chez eux des souhaits démesurés et par contraste mis en valeur la monotonie de leur vie. Leur méthode se fondait sur l'utilisation excessive du processus d'identification qui leur permettait de magnifier1 les sentiments les plus ambigus, les plus contradictoires de leurs lecteurs et ainsi de les plonger dans l'incertitude et la consternation. Au cours des décennies passées, la fiction est apparue de plus en plus comme une menace pour l'évolution de l'humanité, ses écrivains comme les promulgateurs d'un malaise qui aurait dû demeurer entièrement le leur. L'imagination, nous le savons à présent, n'est pas un atout de l'être humain mais sa plus sournoise prison. Ce livre a pour ambition de démontrer le processus qui a conduit à la disparition irréfutable et définitive du genre fictionnel en analysant l'appauvrissement progressif des écrits d'un de ses plus célèbres et derniers représentants à avoir été publié, Georges Dumika.
Cette introduction résumait ce qui nous avait été enseigné pendant notre enfance. À la fin du paragraphe, je n'avais plus aucun doute. Mon voisin lisait un livre de fiction.
De prime abord, je ne vois qu'une solution : le dénoncer. Le risque est évidemment qu'il nie et m'accuse de vouloir, par d'honteuses diffamations, me débarrasser de lui. Sa version serait d'autant plus vraisemblable que je m'étais retenu, lors de mon entretien avec mes supérieurs, d'émettre le moindre reproche contre lui. Mais puis‑je poursuivre en toute bonne foi mon existence au sein de l'Institution, accomplir ma tâche de manière honnête, tout en gardant cachée ma découverte ? Au cours de mon enfance, j'ai lu quelques romans mais, très vite, mes parents se sont rendu compte qu'ils m'exposaient à des singularités et à des représentations qui perturbaient la saine vision des choses qu'ils voulaient m'inculquer.
Idéaliser.