Ils s'approchèrent simultanément de Herbie ; Lanning irrité, impatient. Bogert froidement sardonique1. Le directeur prit la parole le premier.
– Écoutez‑moi un peu, Herbie !
Le robot tourna les yeux vivement vers le vieux directeur :
– Oui monsieur Lanning.
– Avez‑vous parlé de moi avec le Dr. Bogert ?
– Non, monsieur.
La réponse avait été proférée avec lenteur et le sourire de Bogert disparut.
– Que signifie ?
Bogert vint se placer devant son directeur et se planta les jambes écartées devant le robot.
– Répétez ce que vous m'avez déclaré hier.
– J'ai dit que…
Puis le robot se tut. Au plus profond de son corps son diaphragme métallique vibrait sous l'effet d'une faible discordance.
– Ne m'avez‑vous pas affirmé qu'il avait donné sa démission ? rugit Bogert. Répondez !
Bogert leva le bras d'un geste de rage frénétique, mais Lanning l'écarta d'un revers de main.
– Tentez‑vous de le faire mentir en usant d'intimidation ? [...] Je vais lui poser la question ! Ai‑je donné ma démission, Herbie ?
Herbie prit un regard fixe et Lanning répéta anxieusement la question : « Ai‑je donné ma démission ? » Le robot fit un geste de dénégation quasi imperceptible2. L'attente se prolongea sans rien amener de nouveau. [...] [L]orsque à l'autre bout de la pièce retentit le rire de Susan Calvin, strident et à demi hystérique. Les deux mathématiciens sursautèrent, et les yeux de Bogert se rétrécirent.
– Tiens vous étiez là ? Que trouvez‑vous de si drôle ?
– Rien. (Sa voix n'était pas tout à fait naturelle.) Je viens seulement de m'apercevoir que je n'ai pas été l'unique dupe. N'est‑il pas paradoxal de voir trois des plus grands experts en robotique tomber ensemble dans le même piège grossier ? (Elle porta une main pâle à son front.) Mais cela n'a rien de comique.
Cette fois le regard qu'échangèrent les deux hommes était surmonté de sourcils levés à l'extrême.
– De quel piège parlez‑vous ? demanda Lanning avec raideur. Le robot présente‑t‑il quelque anomalie ?
– Non. (Elle s'approcha d'eux lentement ) Non, ce n'est pas chez lui que se trouve l'anomalie, mais chez nous. [...] Vous connaissez certainement la Première Loi fondamentale de la Robotique ?
Les deux autres inclinèrent la tête ensemble.
– Certainement, dit Bogert avec impatience, un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger.
– Merveilleusement exprimé, ironisa Calvin. Mais quel genre de danger ? Quel genre d'atteinte ?
– Mais… tous les genres.
– Exactement ! Tous les genres d'atteinte ! Mais pour ce qui est de blesser les sentiments, d'amoindrir l'idée que l'on se fait de sa propre personne, de réduire en poudre les plus chers espoirs, sont‑ce là des choses sans importance ou au contraire… ?
Lanning fronça les sourcils.
– Comment voulez‑vous qu'un robot puisse savoir…
Puis il se tut avec un cri étranglé.
– Vous avez saisi, n'est‑ce pas ? Ce robot lit les pensées. Pensez‑vous qu'il ignore tout des blessures morales ? Pensez‑vous que si je lui posais une question, il ne me donnerait pas exactement la réponse que je désire entendre ? Toute autre réponse ne nous blesserait‑elle pas, et Herbie peut‑il l'ignorer ?
Qui exprime une moquerie amère, froide et méchante.