L'Utopie de Thomas More décrit un pays imaginaire du même nom dont le peuple a mis en œuvre une société parfaite. Le texte prend la forme d'un dialogue entre Raphaël Hythlodée, marin portugais, et Thomas More.
En Utopie, au contraire, où tout appartient à tous, personne ne peut
manquer de rien, une fois que les greniers publics sont remplis. Car la
fortune de l'État n'est jamais injustement distribuée en ce pays ; l'on n'y
voit ni pauvre ni mendiant, et quoique personne n'ait rien à soi, cependant
tout le monde est riche. Est‑il, en effet, de plus belle richesse que de vivre
joyeux et tranquille, sans inquiétude ni souci ? Est‑il un sort plus heureux que celui de ne pas trembler pour son existence, de ne pas être fatigué des
demandes et des plaintes continuelles d'une épouse, de ne pas craindre
la pauvreté pour son fils, de ne pas s'inquiéter de la dot de sa fille ; mais
d'être sûr et certain de l'existence et du bien‑être pour soi et pour tous les
siens, femme, enfants, petits‑enfants, arrière‑petits‑enfants, jusqu'à la plus longue postérité dont un noble puisse s'enorgueillir ? [...]
La république utopienne garantit ces avantages à ceux qui, invalides
aujourd'hui, ont travaillé autrefois, aussi bien qu'aux citoyens actifs capables
de travailler encore.
Je voudrais que quelqu'un ici osât comparer avec cette justice la justice
des autres nations. Pour moi, que je meure, si je vois chez les autres nations
la moindre trace d'équité et de justice.
Est‑il juste qu'un noble, un orfèvre, un usurier, un homme qui ne produit
rien, ou qui ne produit que des objets de luxe inutiles à l'état, est‑il juste
que ceux‑là mènent une vie délicate et splendide au sein de l'oisiveté ou
d'occupations frivoles ? tandis que le manœuvre, le charretier, l'artisan, le
laboureur, vivent dans une noire misère, se procurant à peine la plus chétive
nourriture. Ces derniers, cependant, sont attachés à un travail si long et
si pénible, que les bêtes de somme le supporteraient à peine, si nécessaire
que pas une seule société ne pourrait subsister un an sans lui. En vérité,
la condition d'une bête de somme paraît mille fois préférable ; celle‑ci
travaille moins longtemps, sa nourriture n'est guère plus mauvaise, elle est
même plus conforme à ses goûts. Et puis l'animal ne craint pas l'avenir.
Mais l'ouvrier, quelle est sa destinée ? Un travail infructueux, stérile,
l'écrase présentement, et l'attente d'une vieillesse misérable le tue ; car son
salaire journalier ne suffit pas à tous ses besoins du jour ; comment donc
pourrait‑il augmenter sa fortune et mettre chaque jour de côté un peu de
superflu pour les besoins de la vieillesse ?