Anarres, société utopique véritablement libre mais pauvre, et Urras, société
riche mais tyrannique et où règne la corruption, sont ennemies. Shevek, le
héros, a inventé un système révolutionnaire qu'il veut partager même avec
Urras. Il s'adresse ici aux opprimés d'Urras.
‑ C'est notre souffrance qui nous réunit. Ce n'est pas
l'amour. L'amour n'obéit pas à l'esprit, et se transforme
en haine quand on le force. Le lien qui nous attache est
au‑delà du choix. Nous sommes frères. Nous sommes
frères dans ce que nous partageons. Dans la douleur, que
chacun d'entre nous doit supporter seul, dans la faim,
dans la pauvreté, dans l'espoir, nous connaissons notre
fraternité. Nous la connaissons, parce que nous avons dû
l'apprendre. Nous savons qu'il n'y a pas d'autre aide pour
nous que l'aide mutuelle, qu'aucune main ne nous sauvera
si nous ne tendons pas la main nous‑mêmes. Et la main que vous tendez
est vide, comme la mienne. Vous n'avez rien. Vous ne possédez rien. Vous
êtes libres. Vous n'avez que ce que vous êtes, et ce que vous donnez. Je suis
ici parce que vous voyez en moi la promesse, la promesse que nous avons
faite il y a deux cents ans dans cette ville – la promesse tenue. Car nous
l'avons tenue, sur Anarres. Nous n'avons que notre liberté. Nous n'avons
rien à vous donner que votre propre liberté. Nous n'avons comme loi que
le principe de l'aide mutuelle entre les individus. Nous n'avons comme
gouvernement que le principe de l'association libre. Nous n'avons pas
d'États, pas de nations, pas de présidents, pas de dirigeants, pas de chefs,
pas de généraux, pas de patrons, pas de banquiers, pas de seigneurs, pas
de salaires, pas d'aumônes, pas de police, pas de soldats, pas de guerres. Et
nous avons peu d'autres choses. Nous partageons, nous ne possédons pas.
Nous ne sommes pas prospères. Aucun d'entre nous n'est riche. Aucun
d'entre nous n'est puissant. Si c'est Anarres1
que vous voulez, si c'est vers le futur que vous vous tournez, alors je vous dis qu'il faut aller vers lui les mains vides. Vous devez y aller seuls, et nus, comme l'enfant qui vient au monde, qui entre dans son propre futur, sans aucun passé, sans rien posséder, dont la vie dépend entièrement des autres gens. Vous ne pouvez pas
prendre ce que vous n'avez pas donné, et c'est vous‑même que vous devez
donner. Vous ne pouvez pas acheter la Révolution. Vous pouvez seulement
être la Révolution. Elle est dans votre esprit, ou bien elle n'est nulle part.
Nom de la planète d'origine de Shevek et qui a institué une société libre, dépourvue de propriété.