Dans un état totalitaire mondial, les progrès technologiques sont utilisés
pour soumettre l'humanité à un « bonheur obligatoire » fondé sur l'absence d'émotions et d'imprévu. Nous assistons ici à une rencontre entre John, le Sauvage, venu d'une « réserve » et Mustapha Meunier, Administrateur de l'état totalitaire.
– Ce qu'il vous faut, reprit le Sauvage, c'est quelque chose qui comporte des larmes, au contraire, en guise de changement. [...] Exposer ce qui est mortel, fût‑ce pour une coquille d'œuf, au hasard, au danger, à la mort. N'est‑ce pas quelque chose, cela ? demanda‑t‑il, levant le regard sur Mustapha Menier. Même en faisant totalement abstraction de Dieu, et pourtant Dieu en constituerait, bien entendu, une raison. N'est‑ce pas quelque chose, que de vivre dangereusement ?
– Je crois bien, que c'est quelque chose ! répondit l'Administrateur. Les hommes et les femmes ont besoin qu'on leur stimule de temps en temps les capsules surrénales.
– Comment ? interrogea le Sauvage, qui ne comprenait pas.
– C'est l'une des conditions de la santé parfaite. C'est pourquoi nous avons rendu obligatoires les traitements de S.P.V.
– S.P.V. ?
– Succédané de Passion Violente. Régulièrement, une fois par mois, nous irriguons tout l'organisme avec un flot d'adrénaline. C'est l'équivalent physiologique complet de la peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et le fait d'être tuée par Othello, sans aucun des désagréments.
– Mais cela me plaît, les désagréments.
– Pas à nous, dit l'Administrateur - Nous préférons faire les choses en plein
confort.
– Mais je n'en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je
veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux
du péché.
– En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d'être malheureux.
– Eh bien, soit, dit le Sauvage d'un ton de défi, je réclame le droit d'être
malheureux.
– Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent ; du droit d'avoir la syphilis et le cancer ; du droit d'avoir trop peu à manger ; du droit d'avoir des poux ; du droit de vivre dans l'appréhension constante de ce qui pourra se produire demain ; du droit d'attraper la typhoïde ; du droit d'être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes.
Il y eut un long silence.
– Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage. Mustapha Menier haussa les épaules.
– On vous les offre de grand cœur, dit‑il.