Qui se souvient de l'infortune et de la longue errance de cet homme
qui a survécu à dix années de guerre, d'un homme qui a vu périr tous ses
compagnons, qui a tout perdu, jusqu'à ses habits, et n'aspire qu'à la paix
du foyer parmi les siens ? Malheureux qui comme Ulysse… car ce fut tout
pour lui sauf un « beau voyage ». Au cinquième chant de l'Odyssée, Ulysse
vient d'échouer sur les rivages des Phéaciens. Il est nu, épuisé, sale, aphone,
meurtri par la mer et les rochers qui lui ont arraché la peau des mains. Il
s'endort accablé d'épuisement sous un amas de feuilles tout en craignant
de finir « en proie et en pâture des bêtes sauvages ». Le matin venu il n'ose se signaler que de loin aux jeunes filles qu'il rencontre sur le rivage, tant il a honte de son apparence, « tuméfié, raviné par le sel de la mer ». Mais la belle Nausicaa aux bras blancs, qu'il implore à distance en contant son infortune, se fait fort de le conduire au palais de son père, le roi Alcinoos, malgré l'apparence hideuse, hirsute et menaçante que présente cet étranger.
Ulysse lui demandait simplement : « Montrez‑moi le chemin de la ville, et donnez‑moi quelques lambeaux pour me couvrir ». Et Nausicaa de lui répondre : « ce que Zeus vous envoie, il vous faut le supporter ; mais aujourd'hui, puisque vous abordez dans notre patrie, vous ne manquerez point de vêtements, ni de tous les secours que l'on doit au suppliant qui se présente à nous. » Puis de
tancer ses servantes : « Arrêtez, ô mes compagnes, pourquoi détalez‑vous à la vue de cet étranger ? […] Après avoir longtemps erré sur les flots, cet infortuné touche enfin à ce rivage, et maintenant nous devons en prendre soin […] mes compagnes, offrez donc à cet étranger de quoi se nourrir et se désaltérer. » Lavé, parfumé, paré de beaux habits, le réfugié sale et hideux rayonne, répand un charme inattendu. Il a recouvré sa prestance, mais avant tout son humanité (avec, force est de reconnaître, un sacré coup de pouce d'Athéna, la déesse qui le protège, qui le fait paraître plus beau et plus grand).
Ce qui fait passer Ulysse de l'état d'épave humaine, de débris repoussant, honteux de son corps, à ce splendide individu abordant à nouveau ses semblables avec confiance et dignité, ce n'est pas tant la magie d'une déesse bienveillante que la vertu de ces « lois sacrées de l'hospitalité ».