Martha avait rejoint Kate. Elle s'accouda à son tour à la balustrade, se tourna vers elle et ôta les grosses lunettes de soleil qui lui mangeaient le visage.
– Ma chérie, tu n'as pas dit un mot depuis ton arrivée ! fit Martha en regardant son amie bien en face.
C'est moi le problème, hein ?
Depuis son arrivée à L.A.1, Kate avait en effet vécu un cauchemar : une personne s'était jetée sur elle dans l'aérogare, l'avait embrassée, lui avait parlé du bon vieux temps.
Mais à aucun moment, elle n'avait reconnu son ancienne condisciple d'Anchorage2 dans cette femme de grand avenir aux cheveux lisses, châtains,
coiffés en un chignon compliqué, parée de lourds bijoux aux oreilles et autour du cou. Et à l'instant, en retirant ses lunettes, Martha n'avait pas seulement dévoilé ses yeux : sur son visage étaient apparues de minuscules
cicatrices, pour certaines encore roses et fraîches, qui accentuaient encore le malaise de Kate.
– Douze opérations en trois ans, qu'est‑ce que tu en dis ?
Maintenant qu'elle pouvait détailler les lèvres cerclées, le nez rétréci,
les yeux remodelés, les pommettes rehaussées, les dents réalignées, Kate
faisait l'insupportable expérience de contempler deux êtres en un. De la
Martha qu'elle avait connue subsistaient des souvenirs communs, une certaine insolence gouailleuse, quelques mimiques peut‑être. Mais une autre femme avait tout envahi, comme une armée chasse le vaincu et s'installe dans ses forts.
– Le plus réussi, ce sont mes seins. Regarde.
Martha avait soulevé son bustier et tenait à pleines mains sa poitrine
encore tendue de prothèses. En Globalia3, une telle exhibition n'était ni
choquante ni rare.
– Tu n'étais pas mal non plus avant, dit Kate en se redressant.
Vexée, Martha remis sa poitrine à sa place dans le petit justaucorps et haussa les épaules.
– M'étonne pas que tu dises cela, marmonna‑t‑elle. Tu n'as pas changé, toi. Toujours une foutue intello.
Elle lui faisait déjà à Anchorage le même reproche amical. C'était désormais par ce passé qu'elles étaient proches. [...]
– Pour la comédie, la concurrence est rude. Et le gros point noir, c'est la
mode : on veut des femmes de grand avenir maintenant. La plupart des
gens aiment la beauté construite. C'est comme ça qu'on appelle les vieilles.