Où est le réel humain ? Dans les
fictions qui le constituent.
Personne n'est responsable de ces fictions ; elles ne sont pas l'effet d'un complot des puissants contre les impuissants ; personne n'a pris la décision de les élaborer. Elles imprègnent notre monde de part en part. [...]
Quand je dis fictions, je dis réalités humaines, donc construites.
J'en vis aussi, comme tout le monde.
Les Huns, les Mongols, les nazis, les membres du NKVD1 – barbares du Nord et du Sud, d'hier et d'aujourd'hui – étaient fermement convaincus de vivre dans le réel, alors que leur tête bourdonnait de mythes (historiques, biologiques, scientifiques) pour rationaliser, justifier et glorifier leurs déprédations, leurs massacres, leurs spoliations, leurs bains de sang.
Les gens qui se croient dans le réel sont les plus ignorants, et cette ignorance est potentiellement meurtrière.
Pour nous autres humains, la fiction est aussi réelle que le sol sur lequel nous marchons. Elle est ce sol. Notre soutien dans le monde.
Aucun groupement humain n'a jamais été découvert circulant tranquillement dans le réel à la manière des autres animaux : sans religion, sans tabou, sans rituel, sans généalogie, sans contes, sans magie, sans histoires, sans recours à l'imaginaire, c'est‑à‑dire sans fictions.
Élaborées au long des siècles, ces fictions deviennent, par la foi que nous mettons en elles, notre réalité la plus précieuse et la plus irrécusable2. Bien que toutes tissées d'imaginaire, elles engendrent un deuxième niveau de réalité, la réalité humaine, universelle sous ses avatars si dissemblables dans l'espace et dans le temps.
Entée3 sur ces fictions, constituée par elles, la conscience humaine est une machine fabuleuse… et intrinsèquement fabulatrice.
Nous sommes l'espèce fabulatrice.