Déprimé, énervé, perplexe, j'allai dans le salon et cherchai
machinalement sur les rayons de la bibliothèque la
traduction de l'Odyssée par Pindemonte1. Puis je m'assis
devant mon bureau, plaçai une feuille de papier sur la
machine à écrire et, après avoir allumé une cigarette,
m'apprêtai à commencer mon résumé. Je pensais que le
travail calmerait mon anxiété ou tout au moins me la ferait
momentanément oublier ; j'avais d'autres fois expérimenté
ce remède. J'ouvris donc le volume et lus lentement tout
le premier chant. Puis, en haut de la page, je tapai le
titre : Épitomé2 de l'Odyssée et un espace en dessous je commençai : « Depuis quelque temps déjà la guerre de
Troie est finie. Tous les héros grecs qui y ont participé sont
désormais retournés chez eux. Tous sauf Ulysse qui est demeuré loin de son
île et des siens. » Parvenu à ce point, un doute me vint sur l'opportunité
d'introduire dans mon abrégé le conseil des dieux durant lequel se discute
justement le retour d'Ulysse à Ithaque ; pour y réfléchir, je laissai mon
travail en suspens. Cette assemblée des dieux était importante, car elle
introduisait dans le poème la notion de fatalité et de la vanité en même
temps que de la noblesse et de l'héroïsme des efforts humains. Supprimer
cette assemblée signifiait annuler le côté surnaturel du poème, éliminer
toute intervention divine, supprimer la présence si aimable et poétique
des diverses divinités. […] Puis tout à coup, comme une bulle d'air vient
à affleurer la surface immobile d'un étang, cette pensée me vint à l'esprit :
« Maintenant il va falloir que j'estropie l'Odyssée à la manière habituelle des réductions cinématographiques… et une fois le manuscrit terminé, ce volume ira dans ma bibliothèque retrouver tous ceux qui m'ont déjà servi pour d'autres scénarios… et dans quelques années, en recherchant un autre livre à massacrer pour un autre film, je reverrai celui-ci et me dirai : tiens, je faisais alors le scénario de l'Odyssée avec Rheingold… et ce travail a été fait en pure perte… Après avoir parlé chaque jour, matin et soir, pendant des mois, d'Ulysse et de Pénélope, des Cyclopes, de Circé, des Sirènes, le film ne fut pas fait, faute… faute d'argent. »