Acte II, scène 13
ULYSSE, HECTOR.
HECTOR. – Et vous voulez la guerre ?
ULYSSE. – Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle.
HECTOR. – Nos peuples nous ont délégués tous deux ici pour la
conjurer1. Notre seule réunion signifie que rien n'est perdu...
ULYSSE. – Vous êtes jeune, Hector !... À la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d'un lac, dans l'angle d'un jardin. Et ils
conviennent2 que la guerre est le pire fléau du monde, et tous deux, à suivre du regard ces reflets et ces rides sur les eaux, à recevoir sur l'épaule ces pétales de magnolias, ils sont pacifiques, modestes, loyaux. Et ils s'étudient. Ils se regardent. Et, tiédis par le soleil, attendris par un vin clairet, ils ne trouvent dans le visage d'en face aucun trait qui justifie la haine, aucun trait qui n'appelle l'amour humain, et rien d'incompatible non plus dans leurs langages, dans leur façon de se gratter le nez ou de boire. Et ils sont vraiment
combles3 de paix, de désir de paix. Ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire... Et le lendemain pourtant éclate la guerre... Ainsi nous sommes tous deux maintenant... Nos peuples autour de l'entretien se taisent et s'écartent, mais ce n'est pas qu'ils attendent de nous une victoire sur
l'inéluctable.4 C'est seulement qu'ils nous ont donné pleins pouvoirs, qu'ils nous ont isolés, pour que nous goûtions mieux, au-dessus de la catastrophe, notre fraternité d'ennemis. Goûtons-la. C'est un plat de riche. Savourons-la... Mais c'est tout. Le privilège des grands, c'est de voir les catastrophes d'une terrasse.
HECTOR. – C'est une conversation d'ennemis que nous avons là ?
ULYSSE. – C'est un duo avant l'orchestre. C'est le duo des récitants avant la guerre. [...] Mais l'univers le sait, nous allons nous battre.
HECTOR. – L'univers peut se tromper. C'est à cela qu'on reconnaît l'erreur, elle est universelle.