Paris, le 16 novembre 1984
On est étonné – et fier – de l'aisance avec laquelle on arrive à absorber une telle quantité d'informations. Ensuite – en général peu de temps après la naturalisation, c'est-à-dire que l'exil a pris une forme moins poétique, plus concrète, lourde, institutionnelle –, il y a un retour en force du refoulé (ce serait ma « phase » actuelle). On se souvient soudain de tout ce qu'on a abandonné, du caractère irrévocable de la perte et de l'appauvrissement inévitable qu'elle entraîne. Le pays d'adoption, d'un paradis apprivoisé, se transforme subitement en prison. On n'en voit plus que les défauts. Ses citoyens vous semblent des caricatures d'êtres humains, dont les seuls modèles authentiques se trouvent dans votre pays natal... Toujours selon M., cette deuxième phase cède le pas à son tour à une troisième, à laquelle il donne le nom de « désespoir serein ». Cela consiste à savoir qu'on ne sera jamais parfaitement assimilé à son pays d'adoption et jamais non plus dans un rapport d'harmonieuse évidence avec son pays d'origine. Ce savoir fait désormais partie de votre être même ; vous l'acceptez avec lucidité, en philosophe.
Pour ce qui me concerne, n'ayant pas encore atteint le troisième stade, j'en comprends mieux pour l'instant le désespoir que la sérénité. Comme j'aspire à l'
amnésie1 de Rimbaud ! Si seulement je pouvais
oublier l'un de mes deux passés !... J'avais parlé dans une lettre déjà ancienne de mon « analphabétisme », du fait que ni mon français ni mon anglais ne coulent de source. Mais c'est pareil pour tout le reste, et l'exil veut dire cela : toute notre vie, où que nous allions sur la surface de la planète, serait-ce l'endroit où nous sommes nées, on nous demandera des comptes sur notre ailleurs en nous posant la question : « D'où venez-vous ? »