Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s'il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d'entrer dans l'écriture du livre et lèvera d'un seul coup tous les doutes. Une sorte de clé. Aujourd'hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l'événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ? » – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c'est la même nécessité qui m'envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m'invitez ce soir.
Cette phrase, je n'ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable1. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J'écrirai pour venger ma race. » Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » J'avais 22 ans. J'étais étudiante en Lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu'écrire des livres, devenir écrivain, au bout d'une lignée de paysans sans terre, d'ouvriers et de petits-commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l'injustice sociale de la naissance. Qu'une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l'École avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J'avais quelques excuses.
Qu'on ne peut contredire.