Paris, le 16 novembre 1984
Tu sais, il y a une chose que j'ai tue depuis le début de cette correspondance, une chose évidemment cruciale et qui en dit long sur mon choix de l'exil : dans un cauchemar récurrent, je perds mon français. Peu à peu je commence à faire des fautes de grammaire. Mon vocabulaire s'amenuise. Mon accent devient épais à couper au couteau. Mon « vrai » moi transparaît de plus en plus à travers le masque du « moi » français. Et l'on me condamne à retourner en
Alberta1. Il s'agit d'une condamnation. Rentrez chez vous, vous n'avez rien à faire ici, vous ne parlez même pas la langue. Toutes ces années n'ont été qu'une immense duperie. Maintenant c'est terminé. On vous a découverte. Retournez à
Calgary2 et n'en repartez plus jamais. Assumez votre destinée. Renoncez à vos ambitions grotesques. Soyez la petite prof de secondaire que vous auriez dû devenir... J'ai honte de ce rêve parce qu'il trahit la honte de mes origines ; et quel mépris à l'égard de mes parents, de mes concitoyens, tout un milieu, tout un monde...
M., qui a dix ans d'avance sur moi dans l'expérience de l'exil, m'explique avec bienveillance (pour ne pas dire paternalisme) que je traverse une « phase ». Selon lui, pendant les premières années de vie à l'étranger, on se déleste allègrement de son passé, on est sans poids, euphorique, capable de tout ; on assimile avec une rapidité grisante la culture, la langue, l'histoire et les péripéties politiques de son nouveau pays.