Le rencontre littéraire avec Camus s'opérait en moi. Elle mariait naturellement les paradoxes. Quelque chose de l'ordre de l'intuition y épousait, avec une absolue évidence, la complexité du raisonnement. Cela s'incarnait dans un de ses personnages, une de ses phrases, ou bien simplement, précisément, dans un seul de ses mots.
En même temps, l'autre rencontre, celle plus troublante du reflet, grandissait. Camus enfant, dans son quartier d'Alger, n'était pas malheureux non plus. Dans la rue, il y avait d'autres enfants de partout, des Algériens, des Espagnols, des Marocains. Et puis, il y avait la lumière – « La pauvreté [...] n'a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. » Des mots aussitôt résonnaient en moi, comme des échos intimes que je connaissais déjà par cœur : « La belle chaleur qui régnait sur mon enfance m'a privé de tout ressentiment. Je vivais dans la gêne, mais aussi dans une sorte de jouissance. Je me sentais des forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point d'application. Ce n'était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en Afrique, la mer et le soleil ne coûtent rien. L'obstacle était plutôt dans les préjugés ou la bêtise. »
Lorsque, entre un vol à l'étalage et un vol à la roulotte, je lus pour la première fois Noces, la poésie naquit en moi comme on retrouve la vue. Alger, comme ma cité de Strasbourg, n'offrait rien pour « qui voudrait apprendre, s'éduquer ou devenir meilleur. Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. [...] Ses plaisirs n'ont pas de remèdes, et ses joies restent sans espoir. »
Camus doit partir, laisser sa source pour mieux y revenir. Il obtient une bourse d'étude et quitte sa mère.
Et moi, je veux lui ressembler.