Paris, le 2 juin 1983
Chère Leïla,
Contrairement à toi, je n'écris pour ainsi dire jamais dans les cafés, et cela par principe (certainement lié à mon « exil » à moi) : j'aurais peur de ressembler à une « Américaine à Paris », une de ces jeunes femmes qui me ressemblent trop, justement, avec leurs yeux si bleus et leur peau si maladivement saine, et que je vois attablées aux terrasses en train de griffonner ostensiblement dans leur journal intime (« Aujourd'hui :
Mona Lisa ») ou de remplir des aérogrammes (« Cher John, le croirais-tu ?, je t'écris depuis une terrasse de café à Montparnasse ! »)... [...] Même en admettant qu'à toutes fins utiles je sois américaine, c'est-à-dire, née et élevée en Amérique du Nord, ce continent anglo-saxon, riche et irrémédiablement moderne, je ne voudrais pas être repérée comme une « Américaine à Paris » ; les
connotations1 de cet
épithète2 me sont trop étrangères : bohème chère, vacances chics, épatement, éclatement, flâneries fières le long des quais de la Seine, familiarité snob avec les vins des différentes régions (savais-tu que le mot français de « connaisseur » est repris tel quel par la langue anglaise ?)... Parce que je ne suis
pas francophile. Depuis que je vis en France, je me suis presque fait un point d'honneur de ne
pas apprendre à distinguer un bourgogne d'un bordeaux, de ne
pas connaître le nom de tous les fromages, de ne
pas visiter tous les châteaux de la Loire. La raison de ma présence ici, de mon exil volontaire, se situe sur un autre plan... que je vais tenter de définir peu à peu avec toi.