Les Cahiers de Malte Laurids Brigge constitue l'unique roman de Rainer Maria Rilke, souvent considéré comme autobiographique. Il nous plonge dans le souvenir de Malte, le double de Rainer Maria Rilke. Dans cet extrait, le poète se remémore la demeure maternelle, le château de famille de son grand-père. Ancré dans les pierres de cette grande bâtisse, le souvenir ressurgit avec ses réunions de famille.
J'avais alors douze ans, ou tout au plus treize. Mon père m'avait emmené à Urnekloster1. Je ne sais ce qui l'engageait à rendre visite à son beau-père. Depuis de longues années, depuis la mort de ma mère, les deux hommes ne s'étaient plus revus, et mon père lui-même n'avait jamais été dans le vieux château où le comte Brahe2 ne s'était retiré que sur le tard. Je n'ai plus jamais revu par la suite cette étrange demeure qui tomba en des mains étrangères lorsque mon grand-père mourut. Telle que je la retrouve dans mon souvenir au développement enfantin, ce n'est pas un bâtiment ; elle est toute fondue et répartie en moi ; ici une pièce, là une pièce, et ici un bout de couloir qui ne relie pas ces deux pièces, mais est conservé en soi, comme un fragment. C'est ainsi que tout est répandu en moi : les chambres, les escaliers, qui descendaient avec une lenteur si cérémonieuse, d'autres escaliers, cages étroites montant en spirale, dans l'obscurité desquelles on avançait comme le sang dans les veines ; les chambres des tourelles, les balcons haut suspendus, les galeries inattendues où vous rejetait une petite porte ; tout cela est encore en moi et ne cessera jamais d'y être. C'est comme si l'image de cette maison était tombée en moi de hauteurs infinies et s'était brisée sur mon tréfonds3.
1. Demeure familiale des Brahe.
2. Grand-père de Rainer Maria Rilke.
3. Ce qu'il y a de plus profond, de plus secret.