La maison s'appelait la Bastide-Neuve, mais elle était neuve depuis bien longtemps. C'était une ancienne ferme en ruine, restaurée trente ans plus tôt par un monsieur de la ville, qui vendait des toiles de tente, des serpillières et des balais. Mon père et mon oncle lui payaient un loyer de 80 francs par an (c'est-à-dire quatre louis d'or), que leurs femmes trouvaient un peu exagéré. Mais la maison avait l'air d'une villa – et il y avait « l'eau à la pile » : c'est-à-dire que l'audacieux marchand de balais avait fait construire une grande citerne, accolée au dos du bâtiment, aussi large et presque aussi haute que lui : il suffisait d'ouvrir un robinet de cuivre, placé au-dessus de l'évier, pour voir couler une eau limpide et fraîche... [...]
Il y avait aussi, au rez-de-chaussée, une immense salle à manger (qui avait bien cinq mètres sur quatre) et que décorait grandement une petite cheminée en marbre véritable. Un escalier, qui faisait un coude, menait aux quatre chambres du premier étage. Par un raffinement moderne les fenêtres de ces chambres étaient munies, entre les vitres et les volets, de cadres qui pouvaient s'ouvrir, et sur lesquels était tendue une fine toile métallique, pour arrêter les insectes de la nuit. [...] Le « jardin » n'était rien d'autre qu'un très vieux verger abandonné, et clôturé par un grillage de poulailler, dont la rouille du temps avait rongé la meilleure part. Mais l'appellation de « jardin » confirmait celle de « villa ». [...] Devant le jardin, des champs de blé ou de seigle assez pauvrement cultivés, et bordés d'oliviers millénaires.
Derrière la maison, les pinèdes formaient des îlots sombres dans l'immense garrigue, qui s'étendait, par monts, par vaux et par plateaux, jusqu'à la chaîne de Sainte-Victoire. La Bastide-Neuve était la dernière bâtisse, au seuil du désert, et l'on pouvait marcher pendant trente kilomètres sans rencontrer que les ruines basses de trois ou quatre fermes du Moyen Âge, et quelques bergeries abandonnées.