Mai 2014 – Istanbul – Karaköy
Ma mère est venue me voir à Istanbul, où j'habite depuis un peu plus d'un an. Nous sommes assises devant le Bosphore, près du pont Galata, un sandwich au poisson dans les mains, un « balik ekmek ». Nous observons la vie stambouliote autour de nous. Les vendeurs qui font griller le maquereau, ceux qui vendent des jus de grenade et d'orange, les réfugiés syriens qui mendient et espèrent une petite pièce, les gitans qui jouent de l'accordéon pour quelques pièces aussi, les Africains qui vendent des montres, les chats partout qui nous regardent et patientent dans l'espoir d'un petit morceau de poisson, les bateliers qui accrochent leur barque, les touristes heureux d'être là, leur guide sur la table et l'appareil photo pendu à leur cou, et ma mère qui savoure son « balik ekmek » avec ses grands yeux qui dévorent toujours le monde.
Nous continuons d'observer, d'abord en silence, chacune de son côté. C'est toujours ainsi que nous procédons. Nous devons digérer ce que nous voyons puis nous commentons, nous échangeons, nous partageons nos impressions. Parfois, nous déduisons des choses passionnantes sur l'existence, la vie et la mort. Nos observations nous emportent très loin.
Je me souviens de ce vers de Hâfez qui disait : « Assieds-toi sur les bords d'un ruisseau, et vois le passage de la vie... »
Contempler le monde qui nous entoure. C'est toi qui m'a appris ça. Les heures que nous avons passées dans ce square, puis plus tard dans les cafés parisiens où on fumait un paquet de clopes, assises sur des bouts de trottoir, sur des bancs dans les parcs, sur les bords de hutongs à Pékin, sur les rives du Bosphore, dans les allées sinueuses du bazar de Téhéran, juste ça, regarder et commenter ce qui nous entoure : les gens, les attitudes, les démarches, les allures et les silhouettes, les chiens, les chats et les oiseaux, le végétal, les immeubles, les objets derrière les vitrines, les enseignes, les engins roulants, tout passait dans notre grand laboratoire-observatoire de la vie.
Ce square du 18e arrondissement de Paris était le prélude d'une longue complicité d'observatrices.